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Société

Lepori, gare au queer

Arrêt sur demande: Les Sciernes, d’où Pierre Lepori, homme de lettres et journaliste tessinois établi à fleur de rails, se fait convoyeur de cultures

L’écrivain a racheté voilà 15 ans l’ancienne gare des Sciernes-d’Albeuve, sur la ligne du MOB. Devant les trains en partance habite un esprit en mouvement.

 Thierry Raboud

Thierry Raboud

22 janvier 2022 à 02:01

Portrait » Son pas de porte est un quai, il nous y attend. 13 h 26 à l’horloge, on descend du somptueux tortillard vainqueur des cols enneigés, et l’œil dévale ce panorama de dents fières, de forêts poudreuses, de ruisseaux engourdis. En contrebas, nimbées de buée blanchâtre, quatre juments piétinent l’ombre bleue de la montagne.

Voici «l’âpre et vierge mélancolie de l’air qui pique» chantée par Sandro Penna, poète ancien comme cette gare où habite désormais son traducteur, Pierre Lepori. Il vous convie sur le rebord du paysage, dans une masure à fleur de rails qui est un arrêt sur demande – Les Sciernes. On entre voie 2, par l’ancien guichet. D’emblée, une machine à café vous fait face; ce descendant de torréfacteurs vous serre un noir, servi au salon où trônent sur une table les œuvres complètes du poète de Pérouse.

Raviver les aiguillages

«On le connaît trop peu en français, mais Penna fait vraiment partie du canon de la littérature italienne. C’est en voyant un documentaire sur ses dernières années que je me suis dit: ce type complètement dingue, c’est un personnage de théâtre, il faut absolument en faire une pièce!»

Pierre Lepori a de ces enthousiasmes féconds. Monté par sa propre compagnie, Le Voyageur insomniaque sera donc en scène dès mardi à Lausanne (lire ci-contre), escorté de traductions inédites à paraître aux Editions d’en Bas. Poèmes clairs-obscurs où de jeunes garçons dorent dans la lumière de la mer, où le tragique se voile d’ironie, de bizarrerie, de nostalgie. Où des trains glissent dans le soir de l’enfance.

«J’ai commencé à lire Penna à 14 ans. Pour un jeune homo dans le Tessin des années 1980, tomber sur un tel auteur, c’était rarissime! J’en ai été durablement marqué.» Grandir en différence: il faut se représenter ce que cela pouvait signifier pour ce troisième d’une fratrie de quatre, venu au monde dans un canton pétri de catholicisme, dans une époque qui tenait l’homosexualité pour maladie mentale. «L’écriture m’a permis d’affirmer cette différence. J’ai commencé à 9 ans, sans trop savoir pourquoi, en écrivant des pièces de théâtre. Je n’ai jamais douté de ma vocation d’écrivain.» Elle se déploiera en poèmes, romans, essais, traductions, manière de conjuguer au pluriel une identité mouvante, rétive à toute assignation.

14 h 26, deux trains s’attendent, se toisent, se croisent. Installé sous un tableau hivernal de Franz Gertsch, le chef de gare, petit-neveu d’un conseiller fédéral jadis en charge du Département des postes et chemins de fer, ravive ses aiguillages, remémore ses propres bifurcations. Une licence en lettres à Sienne, un doctorat en Theaterwissenschaft à Berne, des traductions en tous sens (Gustave Roud, Monique Laederach, Luigi Pirandello), des auto-traductions pour garder la langue en mouvement.

Il parle, il parle. Et on se souvient que ce bavard impénitent est également un homme de radio: sur sa table, face aux convois qui s’ébranlent dans le froid, un micro RSI, d’où il saisit l’écho de la vie culturelle romande depuis 1997 pour le diffuser par-delà les Alpes. «J’ai commencé le journalisme sans trop savoir pourquoi. Je suis tombé sur la radio, j’ai trouvé ça génial, sourit le correspondant de la Radio suisse italienne. Je pourrais parler des heures!» On n’en doute plus – le temps fond devant le poêle à pellets, où passe un chat blanc comme le vallon. Il s’appelle Cupi. Possible souvenir des amours désunies?

Peut-être, mais nulle voie est une impasse pour les convoyeurs passionnés. «J’ai toujours voulu faire du théâtre, mais il n’y avait pas d’école de mise en scène quand j’étais jeune. J’ai fini par entrer à la Manufacture à la cinquantaine: j’en avais envie, je l’ai fait.» Depuis, les pièces s’enchaînent, qui dérangent les catégories, troublent les frontières du genre en prolongeant l’héritage théorique de Judith Butler.

En 2019, il ressuscitait ainsi Klaus Nomi, fantasque fausset New Wave emporté par le sida, précurseur de cette culture queer que Pierre Lepori interroge et revendique. «Etre queer, c’est s’opposer à toute identité prédéfinie, assumer au contraire une sorte de tressage des identités. Cette question m’intéresse beaucoup, au point que j’en ai fait ma vie», confesse le fondateur de la revue Hétérographe, dont les dix numéros auront esquissé de nouvelles appartenances possibles.

Habiter la pente

Tout déconstruire, jusqu’au nom de Cupidon, pour que le corps de texte déborde dans les marges. Pierre Lepori, qui se dit peu ambitieux de nature, y excelle depuis une trentaine de livres, créateur de ses propres raisons d’être et d’aimer. Son œuvre profuse, entre écritures et mises en scènes, est une incertitude en mouvement, un enjambement culturel. «J’ai choisi d’écrire en français. Ce n’est pas ma langue maternelle mais c’est devenu celle de mes rêves. C’est une démarche profondément queer! Une langue que j’habite un peu de biais, ce qui me permet de fuir si l’horizon se resserre…»

Il est encore ouvert, longé par le bleu du soir qui vient. 15 h 26, trêve de cafés, notre train est à quai, les juments rentrées. Et cet habitant de la pente file derrière les fenêtres, tandis que la nuit comme la neige estompent les frontières.

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