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Religions

L’humain au cœur de la numérisation

Dominicain et geek, Eric Salobir plaide pour une réflexion éthique sur les nouvelles technologies

Eric Salobir: «A chaque révolution, il y a des choses qu’on perd, et d’autres qu’on gagne.».

 Louis Rossier

Louis Rossier

2 octobre 2021 à 04:01

Révolution numérique » Prêtre dominicain, geek et fan de science-fiction, Eric Salobir était invité à Fribourg jeudi par la Haute Ecole d’ingénierie et d’architecture pour participer à une table ronde sur la place de l’homme à l’ère de la numérisation. La Liberté s’est entretenue avec cet ancien économiste, directeur de la Human Technology Foundation (HTF) et auteur de Dieu et la Silicon Valley, paru l’an dernier aux Editions Buchet-Chastel.

Les nouvelles technologies portent-elles une menace pour l’homme?

Eric Salobir: Je ne veux pas rassurer le public, sans pour autant crier au loup. On a tendance à passer de l’assoupissement à la panique. Or, de nombreux dangers esquissés par la numérisation relèvent du fantasme. Les nouvelles technologies sont avant tout porteuses d’espoir, mais il faut dès maintenant les amener dans le débat politique. Et l’Homme doit être au cœur de ce débat, non comme un consommateur, mais, précisément, comme humain. J’invite à le faire à l’aune d’une anthropologie et d’une éthique judéo-chrétiennes. Ce n’est qu’en s’emparant de ces sujets qu’on pourra faire émerger une société dans laquelle on aura envie de vivre.

On peut s’étonner de voir l’Eglise se pencher sur les nouvelles technologies…

Pourtant la science et la foi entretiennent une vieille relation, comme un couple, égrenée de disputes, et de moments de symbiose. On oublie trop souvent le nombre de scientifiques qui étaient aussi des hommes de foi. Et même si les domaines de la science qui ne touchent pas l’homme directement, comme l’astrophysique, ont l’air assez éloignés des préoccupations de la foi, ils ne le sont qu’en apparence. Lorsque Copernic, qui était chanoine, cherchait à découvrir les secrets de l’univers, il voulait comprendre comment Dieu faisait tourner le monde.

Vous comparez la révolution numérique à celle provoquée par l’invention de l’écriture…

Oui, je suis d’accord sur ce point avec le philosophe Michel Serres, qui estimait que l’homme est tiraillé par toutes les révolutions cognitives. Il faut rappeler par exemple que Socrate s’opposait à l’invention de l’écriture, qu’il y voyait une mort de la pensée, du dialogue. A l’invention de l’imprimerie, on s’est alarmé à l’idée que les gens pourraient lire la Bible chez eux. A chaque révolution, il y a des choses qu’on perd, et d’autres qu’on gagne. Les membres d’une civilisation articulée autour d’une tradition orale détenaient sans doute une mémoire plus développée que la nôtre.

A la guerre, au tribunal et dans les hôpitaux, les machines progressent. Mais pourra-t-on vraiment déléguer à un robot la décision de tuer, d’incarcérer ou d’opter pour tel traitement médical?

Mais même à supposer que l’intelligence artificielle (IA) ne serve qu’à aider à la prise de décision, qui osera s’opposer à la recommandation d’un algorithme? L’homme chérit sa liberté, mais il aime aussi être guidé. Dans les faits, il y a déjà de nombreuses décisions sans conséquence morale qui sont prises au quotidien par des IA, songez à la régulation des rames de métro, à l’ajustement automatique de l’éclairage ou de la musique dans votre appartement, en fonction de vos habitudes. Or, c’est l’exercice de la liberté, dans les petites décisions, qui nous préparent aux grandes.

L’Union européenne a récemment mis en consultation le Digital Services Act. Les tentatives d’encadrer les nouvelles technologies existent…

Le travail que fait la Commission européenne est extrêmement bienvenu, notamment en matière de protection des données personnelles et de régulation des réseaux sociaux. Mais j’estime que les Européens devraient être plus innovants, qu’il devrait y avoir davantage d’acteurs européens actifs dans le domaine des nouvelles technologies. Ce n’est pas seulement en légiférant qu’on pourra pousser à bien faire les choses, de la même manière qu’on peut fixer les règles d’un sport pour éviter qu’il soit dangereux, sans que ça amène les joueurs à être fair-play.

C’est là que la fondation que vous dirigez joue un rôle clé…

Avec HTF, nous travaillons effectivement à la fois avec les régulateurs, pour contribuer à l’émergence d’un cadre légal et éthique, et avec les acteurs, souvent des entreprises, qui s’en serviront pour se développer dans la bonne direction. Car ce n’est pas les principes qui manquent: l’Union européenne, l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques, ndlr), les Nations Unies… Tout le monde émet des recommandations. La question est de savoir comment on les opérationnalise. Et ici, il faut souligner que les entreprises sont nombreuses à afficher une sincère volonté de bien faire: elles nous contactent et nous demandent de les accompagner dans une réflexion éthique, elles se montrent à l’écoute, elles cherchent des réponses.

Dans votre livre, vous vous montrez sceptique face à la promesse transhumaniste de l’immortalité grâce aux progrès technologiques.

Oui, parce que j’estime que c’est notre finitude qui est à la source de notre humanité. C’est elle qui nous pousse à l’action, et c’est elle qui nous pousse vers l’autre et vers Dieu. Celui qui se trouve dans un état de complétude n’a besoin de personne. Charles Péguy qui disait que la grâce ne pouvait rien sur ceux qu’on appelle «les honnêtes gens», ceux qui n’ont pas de défaut dans leur armure, qui ne sont pas blessés. Or, c’est l’interaction avec autrui qui nous rend humain. Et plus cet autre est différent, plus je suis confronté à l’altérité, plus ça bâtit mon humanité.

Du reste, les promesses d’immortalité se sont raréfiées durant la pandémie.

Oui, nous sommes revenus au projet d’apporter un minimum de santé à chacun, plutôt qu’une extrême longévité à quelques élus, parce que tant que le virus circule dans certains pays, il est susceptible d’y muter, mettant toute l’humanité en danger. Pour le formuler autrement, aucun de nous n’est en sécurité tant qu’on n’est pas tous en sécurité. Et cette intrication entre tout l’homme et tous les hommes est proche de la pensée chrétienne.

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