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Religions

«La dignité des victimes m’a frappée»

Professeure à l’Uni de Fribourg, Astrid Kaptijn a participé à l’enquête sur les abus sexuels dans l’Eglise de France

Astrid Kaptijn, professeure de droit canon à Fribourg, est l’unique membre non français de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise (Ciase).

 Raphaël Zbinden

Raphaël Zbinden

9 octobre 2021 à 04:01

Abus sexuels » Astrid Kaptijn, professeure de droit canon à l’Université de Fribourg, est l’un des membres de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise (Ciase), qui a rendu un rapport explosif en milieu de semaine. Les chiffres font état de 3000 prêtres, religieux ou laïcs abuseurs qui auraient fait quelque 330 000 victimes en 70 ans. L’Eglise de France découvre, abasourdie, l’ampleur des dégâts. Coup de massue ou électrochoc salutaire? Suite à la publication du rapport Sauvé, c’est la seconde réaction qu’Astrid Kaptijn appelle de ses vœux.

Vous avez œuvré pendant presque trois ans au sein de la Ciase. Que retenez-vous en particulier de cette expérience hors du commun?

Astrid Kaptijn: La dignité des victimes. Lors des auditions auxquelles j’ai assisté, aucune ne s’est apitoyée sur son sort. En apportant leur témoignage, la plupart voulaient nous aider à lutter contre ce phénomène des abus sexuels. D’autres avaient des motivations plus personnelles. Elles désiraient notamment savoir si leur agresseur avait fait d’autres victimes. Mais toutes ces personnes m’ont touchée, d’une manière ou d’une autre.

Jean-Marc Sauvé, le président de la Ciase, est un habitué des tribunaux et des histoires sordides. Il a cependant avoué avoir été très perturbé par les témoignages. Est-ce aussi votre cas?

Oui, bien sûr. On ne peut pas sortir tout à fait indemne d’une expérience comme celle-là. Il faut bien se rendre compte que les personnes abusées en souffrent en général toute leur vie et dans de nombreux domaines, aussi bien professionnel qu’affectif ou familial… J’ai notamment été frappée par un homme qui, pendant longtemps, n’a pas voulu avoir d’enfants parce qu’il pensait qu’une victime devenait forcément à son tour un abuseur. C’est terrible d’être soumis à de telles angoisses.

D’autres éléments vous ont marquée?

La durée de l’abus, parfois. Certaines victimes ont subi des agressions pendant de nombreuses années, qui ont même continué après leur majorité. J’ai été choquée par l’emprise énorme que les prêtres avaient sur ces personnes. Le caractère systémique de certains cas a également été perturbant. On peut réellement parler de «système» lorsqu’un jeune garçon est «recruté» dans un contexte de retraite, qu’on le culpabilise et qu’on l’effraye avec la menace de l’enfer pour le faire venir en confession, où il est abusé. Et qu’ensuite, une fois au séminaire, il passe d’un enseignant à l’autre.

Certains agresseurs n’hésitent pas à «instrumentaliser» le discours religieux.

Oui, on assiste parfois à une perversion de ce discours. Des abuseurs disent à leurs victimes des choses du genre: «tu es mon élu(e)», «nous avons un lien spirituel particulier»… Ils utilisent des représentations bibliques et religieuses présentes dans l’esprit de la personne pour lui faire croire que leurs agissements sont acceptables.

L’aspect particulièrement choquant de ces cas va-t-il susciter, selon vous, une prise de conscience plus profonde dans l’Eglise de France?

Je l’espère. Dans le rapport, nous signalons un grand nombre de choses qui peuvent être améliorées. Je dirais que pour les religieuses et religieux de France, la prise de conscience est déjà assez forte. Pour les évêques, c’est plus variable, et cela dépend beaucoup de la personne. Certains sont déjà très sensibles à la problématique, d’autres ont mis du temps mais y sont parvenus, et il y en a toujours quelques-uns qui ont plus de mal à admettre les choses.

Vous parlez de l’emprise de certains prêtres. Pensez-vous que la «sacralité» du prêtre joue un rôle?

Tout à fait, cela a été constaté. On a facilement tendance à mettre un prêtre sur un piédestal, à l’identifier à la personne du Christ. Cela peut mener à une augmentation de son sentiment de pouvoir, qui peut mener à des abus, spirituels ou sexuels.

Faudrait-il changer la théologie en ce sens?

L’idée que le prêtre agit dans certains contextes dans la personne du Christ est en effet très présente dans la théologie. Je pense qu’il faut garder ce qu’il y a de positif dans cette idée, tout en l’articulant avec les faits et la réalité: c’est-à-dire que les ministres de l’Eglise restent malgré tout des êtres humains, qu’ils ont des défauts, qu’ils peuvent faillir à leur vocation, à leur mission, à leur déontologie. A mon avis, le défi pour l’Eglise est de prendre en compte ces deux dimensions qui peuvent paraître contradictoires, en n’oubliant pas de les honorer l’une et l’autre.

Le rapport Sauvé a rendu un certain nombre de préconisations à l’égard de l’Eglise. Quelles étaient-elles sur le plan du droit canon?

Nous avons vu deux grands problèmes sur le plan juridique. Le premier est le rôle central de l’évêque dans le traitement des cas d’abus. C’est lui qui reçoit les signalements, lance une enquête préliminaire, transmet le dossier à Rome… Etant le principal rouage du processus, il a la difficulté d’être considéré comme le père de ses prêtres et d’être en même temps aux côtés des victimes. C’est donc un rôle quelque peu contradictoire, qui peut s’avérer compliqué à tenir. Nous pensons que l’évêque devrait avoir une position plus «neutre» et pouvoir déléguer certaines tâches.

Un autre grand problème est le rôle de la victime dans le processus de traitement. Il y a un manque important de transparence et de communication. Après avoir fait son signalement à l’évêché, la victime n’est pas forcément informée de ce qui se passe. Et en cas de procès, elle n’a pas un grand rôle à jouer. Elle n’a pas accès au dossier, n’est pas confrontée à son agresseur et même pas obligatoirement informée de l’issue du procès. Tout reste en fin de compte une affaire entre l’Eglise et l’agresseur. Nous pensons que beaucoup de choses peuvent être améliorées dans ce domaine.

Pensez-vous que l’Eglise de France va mettre en place vos préconisations?

La difficulté de l’Eglise en France, c’est que de tels changements dans le droit canon ne peuvent être réalisés que par les instances romaines en charge. Mais j’ai entendu dire qu’il y avait des réflexions à Rome concernant certains aspects des procès. J’ai donc bon espoir.

Le rapport Sauvé peut selon moi avoir une influence au Vatican. D’autres documents du même type venant d’autres pays y ont trouvé un écho par le passé.

Ce que l’Eglise en France peut changer rapidement et facilement, ce sont ses propres structures, notamment concernant la prévention. Ce serait bien, mais j’espère qu’on ne s’arrête pas là. Il faut aussi des changements de fond dans l’Eglise concernant la formation des séminaristes, la doctrine, la théologie, la mentalité. cath.ch

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