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Têtes chercheuses

L’orpailleuse du cinéma réel

Fribourgeoise d’origine, Emilie Bujès a repris en 2017 la direction artistique de Visions du réel, à Nyon, le seul festival helvétique consacré au cinéma documentaire

Le bureau d’Emilie Bujès se trouve dans les locaux du festival Visions du réel, à Nyon, avec une vue imprenable sur la place du Marché.

 Olivier Wyser

Olivier Wyser

23 août 2019 à 21:34

Têtes chercheuses (6/6) » Cet été, La Liberté a consacré une série à des femmes actives dans le domaine de la création. Prescriptrices dans leur discipline, elles dévoilent leur vision de l’art.

«Ce que je veux, c’est dégager l’idée que le documentaire c’est ennuyeux!» Une voix pleine d’aplomb, un regard perçant et un humour pince-sans-rire à fleur de verbe, Emilie Bujès sait exactement où elle veut emmener le festival Visions du réel. «J’aimerais continuer à affirmer que le cinéma du réel est avant tout du cinéma, trouver une façon de donner envie de découvrir ce qui se passe dans ce genre, inciter les publics à voir des films auxquels on a plus difficilement accès.» Directrice artistique depuis 2017 du seul festival helvétique consacré au cinéma documentaire, la Fribourgeoise d’origine – elle a grandi à Marly et a commencé ses études d’histoire de l’art à l’Uni de Fribourg – ne passe que peu de temps dans son bureau ascétique dominant la place du Marché, à Nyon. Elle préfère parcourir le monde à la recherche de films qui vont la surprendre ou l’émouvoir.

Sur le mur du fond, un poster de Then Comes The Evening, un film de la Serbe Maja Novakovic, projeté lors de la dernière édition de Visions du réel, habille la petite pièce blanche de quelques fruits et insectes. De l’autre côté, une mystérieuse enveloppe, dont l’adresse tout en volutes écrites à la main, est simplement punaisée à même la paroi. «Je déteste ce crépi», lâche Emilie Bujès comme pour faire diversion. Nous y reviendrons. Sur une étagère, un tee-shirt aux couleurs de la célèbre affiche du film de Spielberg Les Dents de la mer intrigue: «C’est un cadeau. J’adore! On peut parler de Sharknado aussi…» Prise au mot, la directrice jubile en imaginant les scénaristes de cette série B improbable en train d’élaborer leur cocktail nanardesque de requins et de tornades. «Même David Hasselhoff le considère comme son pire film. C’est amusant, non?»

Fribourg-Berlin express

Une ouverture d’esprit qui étonne et qui témoigne d’un parcours professionnel riche. Emilie Bujès regrettait un peu le manque d’ouverture vers l’art contemporain à l’Université de Fribourg, où le cursus est «très classique»… Le déclic viendra à Berlin, où elle terminera ses études en histoire de l’art, et à la faveur de plusieurs stages, notamment à la Transmediale et au Kunst-Werke, une institution dévolue à l’art contemporain. «J’ai toujours eu un intérêt pour le cinéma et pour l’art en mouvement.» Elle restera huit ans dans la ville allemande, où elle contribuera notamment à la Berlinale, avant de revenir en Suisse en tant que commissaire d’expositions au Centre d’art contemporain de Genève. «J’étais plutôt insatisfaite dans l’art contemporain. Je trouvais que les œuvres présentées étaient mal regardées. Dans un espace d’art, il est difficile de faire rester les gens devant des images en mouvement. Le public entre, puis ressort après quelques secondes. Au cinéma, on sait que l’on est là pour un moment!»

« Nous allons chercher des projets, dénicher des futurs films »

Emilie Bujès

Parallèlement à ses projets au Centre d’art contemporain, Emilie Bujès intègre le comité de sélection de Visions du réel. C’est en Allemagne qu’elle a fait la connaissance du directeur artistique qui l’a précédée, Luciano Barisone, «lors d’une soirée tequila et mariachi à la Berlinale». Lorsque ce dernier démissionne, la Fribourgeoise est nommée à la direction artistique. «Je ne suis pas arrivée en voulant tout révolutionner. Je partage certains intérêts et envies avec mes prédécesseurs (Luciano Barisone et Jean Perret encore avant lui, ndlr). Les valeurs demeurent mais j’ai envie d’élargir le spectre de la programmation dans tous les sens, autant vers des œuvres plus aventureuses du point de vue artistique que vers des films très accessibles et séduisants pour le public, sans évidemment faire de compromis quant à la vision globale du festival. Nous avons par ailleurs travaillé sur la dimension festive de l’événement. Un festival doit être quelque chose de joyeux. A l’heure où les cinémas (non indépendants) se concentrent sur les films mainstream, il me semble essentiel que les festivals contribuent à élargir cette offre et à défendre d’autres cinémas. Pour cela il y a aussi un gros travail de médiation à faire, afin d’aller chercher les publics de demain.»

Et comment se débrouille-t-elle pour trouver des pépites cinématographiques? «Avec l’équipe de programmation nous voyageons énormément! Le festival a une politique de premières mondiales. Nous allons chercher des projets, dénicher des futurs films.»

Chercheur d’or

En juillet, la directrice était en Colombie. Cet automne elle sera aux Etats-Unis. Quand ce n’est pas le Chili, la Bosnie ou la Corée. «C’est un peu bête à dire mais c’est comme un travail de chercheur d’or. Nous recevons peu de mauvais films, sur les 3000 inscrits… Nous sélectionnons ceux qui nous emportent et qui nous convainquent le plus sur le plan cinématographique. Ensuite, les membres du comité de sélection se retrouvent… Et on se bagarre, ce qui est à la fois intéressant et compliqué. La sélection doit être cohérente mais aussi représenter cette diversité de regards», explique Emilie Bujès.

En programmant 170 films, Visions du réel se situe dans une fourchette basse par rapport à d’autres festivals. Il s’agit donc de trouver la bonne alchimie: «Le programme doit être cohérent. Le cinéma du réel est un genre avec des enjeux éthiques forts. Des enjeux politiques aussi. Nous tenons à garder une échelle humaine, cela ne servirait à rien de montrer 500 films.» Et la directrice de confier qu’elle s’est également mis la pression au niveau des invités à faire venir au bord du Léman. Werner Herzog n’était-il pas la personnalité phare de l’édition 2019 en avril dernier… «C’est une figure très importante. L’un des plus grands réalisateurs de fiction et de documentaire qui soit!» L’automne s’annonce donc mouvementé.

Et au fait, cette fameuse enveloppe accrochée au mur? «Vous voulez vraiment le savoir? C’est juste Jean-Luc Godard qui m’a envoyé un quelque chose…», répond-elle avec un demi-sourire énigmatique.

www.visionsdureel.ch

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