La mue du train de nuit
La deuxième révolution du train de nuit est en marche chez ÖBB, selon un de ses responsables, Kurt Bauer
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Ariane Gigon, Zurich
9 septembre 2019 à 01:01
Mobilité » Il a fallu «nager à contre-courant»: c’est ainsi que Kurt Bauer, chef du trafic longue distance des chemins de fer autrichiens ÖBB, décrit la décision de sa compagnie d’étendre le réseau des trains de nuit. Une décision qui, avec le débat sur le changement climatique, s’est révélée pionnière. Selon lui, «une deuxième révolution du train de nuit» se prépare. Mais les conditions-cadres, trop favorables à l’aviation, doivent aussi changer. Il s’en explique en marge d’un colloque tenu vendredi à Zurich.
Fin 2015, les ÖBB décident de racheter des wagons-lits et wagons-couchettes de Deutsche Bahn, qui, comme d’autres, abandonne ses lignes de nuit. Pourquoi cette décision?
Kurt Bauer: Nous gérions les lignes entre l’Allemagne et l’Autriche avec nos collègues allemands. Leur décision nous a donc placés devant un choix fondamental: «grow or go», l’expansion ou l’arrêt des lignes de nuit. Après de nombreuses analyses, nous avons décidé d’acheter les wagons, 42 wagons-lits et 15 wagons-couchettes, pour quelque 30 millions d’euros (32,8 millions de francs, ndlr). Cela n’a pas été simple de convaincre le conseil d’administration et les politiques, au moment où toutes les compagnies européennes abandonnaient ces lignes, mais nous avons réussi, en une année, à mettre sur pied le réseau Nightjet. Cette stratégie n’a toutefois pas été dictée par des réflexions climatiques.
Par quels arguments, alors?
Tout d’abord, le train de nuit a toujours eu une grande importance en Autriche. Nous avons des trains de nuit nationaux, commandés par le pouvoir fédéral. L’Autriche n’est certes pas un grand pays, mais il faut 8 à 9 heures pour en parcourir la longueur, de quelque 800 kilomètres. Le relief montagneux ne permet pas de grandes vitesses. Ensuite, j’étais et je suis convaincu qu’avec un produit de qualité, il y a un marché pour les trains de nuit.
Les ÖBB parlaient de «marché de niche» dans leurs précédents rapports annuels. C’est encore le cas?
Le Nightjet est un important élément de notre offre. Sur les 18 lignes de trains de nuit, et même 26 si l’on compte celles exploitées avec nos partenaires, 1,4 million de personnes ont voyagé en 2018, sur un total de 36 millions. Nous prévoyons une augmentation de 10% de la fréquentation des Nightjet pour 2019. Cet été, de nombreux trains étaient complets.
Et côté rentabilité?
Elle est acceptable. Mais les liaisons aériennes bon marché sont un obstacle. Notre plus grand concurrent reste toutefois, et il faut le dire honnêtement, le trafic individuel motorisé.
Avez-vous envisagé, en 2015-2016, de reprendre d’autres lignes de nuit, de la SNCF ou des CFF?
Non, car les wagons de nuit français étaient en mauvais état et les Suisses n’en avaient plus.
Que visent les ÖBB avec le renforcement de la coopération avec les CFF, annoncé il y a trois semaines?
Les CFF nous ont soutenus de façon décisive afin que nous puissions exploiter les lignes de nuit depuis Zurich vers Hambourg et Berlin, et ils le font toujours. Ils gèrent nos trains, les nettoient, vendent nos billets et nous font de la publicité. Des prestations que Deutsche Bahn nous facture au prix fort, en ne prenant aucun risque commercial, contrairement aux CFF. Avec le débat politique sur les trains de nuit, nous réfléchissons à des coopérations plus étroites encore sur le marché des trains de nuit. Les discussions sont en cours.
Coopérez-vous avec d’autres compagnies?
Les compagnies du Benelux et des pays scandinaves sont aussi très actives pour faire revivre le train de nuit. Nous discutons également avec elles, car les enjeux sont internationaux et non pas nationaux. Nous intensifions aussi notre lobbying auprès de l’Union européenne, qui fait trop peu pour éliminer les distorsions de concurrence dont bénéfice l’avion.
Quelles distorsions?
L’avion est indirectement subventionné puisque le kérosène n’est pas taxé et que les billets d’avion ne sont pas soumis à la TVA. Mais l’Allemagne a un projet de faire baisser cette dernière de 19% à 7% sur les billets de train, ce qui permettrait une réduction substantielle du prix du train. Les pouvoirs publics pourraient aussi faciliter les investissements dans le matériel roulant, qui sont très lourds et sont amortis sur 30 à 40 ans.
Précisément, vous avez commandé 13 nouveaux trains de nuit à Siemens pour plus de 200 millions d’euros. Quels changements apporteront-ils?
Je suis convaincu que la deuxième révolution du train de nuit est en marche, la première ayant été son renouveau. Nous proposerons ce que nous appelons des minisuites, sur le modèle des hôtels-capsules japonais. Le motif principal avancé par les personnes ne prenant pas le train de nuit est l’absence de sphère privée, en classe économique. Cette nouvelle catégorie s’adressera à ces personnes.
Mais le train de nuit n’est pas la réponse à tous les problèmes de mobilité: il est complémentaire aux liaisons de quatre à cinq heures réalisables le jour. Il ne servirait à rien de réintroduire un train de nuit entre Zurich et Paris par exemple, un trajet qui se parcourt aujourd’hui en quatre heures.
L’Autriche a déjà une taxe sur les billets d’aviation, actuellement débattue en Suisse. A-t-elle eu un effet sur la fréquentation des trains?
Non. Il est toujours possible de voler de Vienne à Barcelone pour 25 francs.
Avez-vous des projets de lignes vers la France ou l’Espagne?
Non, pas pour le moment. Les treize nouveaux trains de nuit, qui seront prêts en 2022, sont destinés au trafic vers l’Italie, au départ de Vienne et de Munich, jusqu’à Rome.
L’avion reste privilégié
L’introduction d’une taxe sur les billets d’avion sera débattue dans deux semaines à Berne.
Le trafic aérien ne pèse peut-être «que» 2,5% des émissions mondiales de CO2, mais la croissance prévue du secteur, et les émissions encore largement méconnues en altitude, en font une cible privilégiée des mouvements de défense du climat. C’est ce qu’a montré, entre autres, la conférence organisée vendredi dernier à Zurich par l’association actif-trafiC.
Les Suisses volent en moyenne deux fois plus que leurs voisins, a rappelé l’association. Le trafic aérien est ainsi responsable de 10% des émissions de CO2. «Mais il faut multiplier cette proportion par un facteur de 2 à 2,5, explique Andreas Fischlin, professeur émérite de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich, vice-président du groupe de travail II du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Les autres effets du kérosène dans l’atmosphère sont encore mal connus.»
Spécialiste de politique environnementale, Anja Kollmuss, de l’organisation Swisscleantech, a précisé que «ce sont les vols privés qui augmentent, de 56% entre 2010 et 2016. En revanche, les voyages d’affaires en avion sont restés stables».
Le trafic aérien reste privilégié, puisque aucune taxe sur le kérosène n’existe et que les billets ne sont pas soumis à la TVA. Anja Kollmuss a fait le calcul: pour un billet Suisse-New York, une taxe sur le CO2 renchérirait le prix d’environ 100 francs et un impôt sur le carburant d’environ 350 francs. La taxe sur les billets d’avion proposée par la commission préparatoire du Conseil des Etats est nettement plus modérée: elle doit s’étaler entre 30 et 120 francs. «Plus elle sera élevée pour les vols courte distance, plus son effet dissuasif sera grand», poursuit la spécialiste.
Andreas Fischlin salue aussi l’introduction d’une taxe sur les billets d’avion, même si, souligne-t-il, «la priorité absolue pour stopper les émissions de CO2 n’est pas le trafic aérien, mais la production d’énergie. Nous devons, dans tous les domaines, faire bien plus que ce que nous avons prévu pour arriver à la neutralité carbone en 2050.» AG
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