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Histoire vivante

La Libye, plaque tournante de la migration

Détresse • Les autorités européennes s’attendent à ce que plus de 500'000 migrants tentent cette année le voyage depuis la Libye. Pourquoi ce pays en plein chaos reste-t-il un point de passage autant privilégié?


Kessava Packiry

Kessava Packiry

24 avril 2015 à 13:37

Un pays déchiré entre deux gouvernements, et des milices qui s’entre-tuent avec, dans la mêlée, Daech: depuis la chute de Kadhafi en 2011, la Libye vit en pleine anarchie. Pourtant, c’est de ses côtes que part la grande majorité des migrants africains et syriens. Qu’est-ce qui les pousse donc à rejoindre l’Europe via ce territoire de non-droit?

«Ils savent que c’est le chaos, mais c’est le plus court chemin pour rejoindre l’Europe. A l’époque de Kadhafi, beaucoup de migrants tentaient déjà le passage», éclaire Pascal Reyntjens, chef de mission du Bureau pour la Belgique et le Luxembourg de l’Organisation internationale pour les migrations. Trois cents kilomètres séparent effectivement le littoral libyen de l’île italienne de Lampedusa.

A la merci des passeurs

«Ces migrants savaient aussi qu’en Libye, ils pouvaient facilement trouver de petits boulots. De quoi leur permettre de vivre et de financer leur voyage vers l’Europe», poursuit Denise Graf, d’Amnesty International Suisse. «Aujourd’hui, l’état de déliquescence du pays ne rend plus que rarement possible cette opportunité », enchaîne Pascal Reyntjens.

«De plus, les conditions de vie des migrants en Libye restent très difficiles», relève Denise Graf. «Ils peuvent se faire arrêter à tout moment, et être envoyés dans des centres de détention pour migrants, où la situation des droits humains ne s’est pas vraiment améliorée depuis la chute de Kadhafi: les risques de viol ou de torture sont bien réels.» Quant aux migrants pris en main par les réseaux de passeurs, ils se retrouvent à leur merci. «Les témoignages que nous avons recueillis confirment qu’ils sont sujets à violence, au chantage, à l’enfermement. Ils sont très peu maîtres de leur sort», déplore Pascal Reyntjens.

Malgré cela, malgré les dangers et l’anarchie, la Libye reste le point de passage privilégié des migrants, composés pour moitié par les Erythréens et les Syriens, et pour l’autre moitié par les Maliens, les Gambiens, les Sénégalais et les Nigérians. L’aspect extrêmement poreux des 5000 km de frontières terrestres y est aussi pour quelque chose. Elles l’étaient déjà sous Kadhafi, mais le dictateur renforçait les contrôles selon son bon vouloir, en fonction de la pression qu’il exerçait sur l’Europe: son régime utilisait en effet les migrants pour obtenir de l’Europe plusieurs milliards d’euros par an, en échange d’un contrôle sur les vagues d’immigration.

Changement de route

«Depuis peu également, les Erythréens ont modifié leur route migratoire. Avant, ils prenaient la route du Sinaï pour rejoindre Israël. Mais c’est devenu très dangereux, avec des risques d’enlèvement, de torture et de demandes de rançons pouvant s’élever à plus de 30 000 francs», avance Denise Graf. «Ceux qui parvenaient malgré tout à rejoindre Israël se voyaient alors enfermés dans un immense camp en plein désert. Israël vient par ailleurs de passer un accord avec le Rwanda: contre une somme faramineuse, Israël peut y expulser tous ses migrants africains. Donc pour les Erythréens qui cherchent à rejoindre l’Europe, cette route n’est plus possible. La Libye leur est devenue un pays de passage par obligation, pas par volonté.»

Enfin, le phénomène prend aussi racine dans les pays d’origine, informe Pascal Reyntjens: «C’est tout un business par étapes. Dans les régions subsahariennes ou en Syrie, des réseaux de passeurs sont actifs pour approcher les publics cibles – des jeunes hommes ou des familles – afin de les inciter à rejoindre l’Afrique du Nord. C’est une approche proactive. » Les candidats à la migration rallient ainsi la Libye, en passant des mains d’un groupe de passeurs à l’autre. «Il arrive que les transferts, qui ont lieu dans le désert, ne se produisent pas. Les migrants sont alors abandonnés à leur sort. Les tragédies ne se produisent pas seulement en mer», relate à l’AFP Issandr el-Amrani, directeur Afrique du Nord à Crisis Group.

Pas le même tarif

Les prix vont varier en fonction de la provenance du migrant. «Le tarif appliqué à un Subsaharien peut s’élever entre 400 et 500 euros pour rejoindre le nord de la Libye, et presque autant pour la traversée de la Méditerranée », indique Pascal Reyntjens. «Un Syrien devra en revanche payer 1500 à 2000 euros pour la traversée. Les passeurs savent très bien que ces personnes qui fuient la guerre emportent avec elles ce qu’elles ont de précieux, comme de l’or ou d’autres bijoux. C’est cynique…» Quant à ceux qui n’ont pas ou pas suffisamment d’argent, ils se retrouvent avec une dette à rembourser via des sociétés de transferts d’espèces comme Moneygram ou Western Union.

«C’est devenu un business de plus en plus organisé», s’inquiète Pascal Reyntjens. «Il y a deux ans encore, les migrants entraient en contact avec les passeurs via le bouche-à-oreille. Aujourd’hui, ils se rendent dans des «connection houses», des sortes d’agences de voyages, où les informations sur la traversée leur sont données. Le vide total en Libye, l’absence d’autorité centrale, a favorisé ce commerce.» En 2014, plus de 110'000 migrants sont passés par la Libye pour rejoindre l’Italie, selon l’ONU. L’agence européenne de contrôle des frontières, Frontex, craint qu’ils ne soient plus de 500'000 cette année.

> A voir dimanche sur RTS2 le documentaire: «Libye, L’impossible Etat-nation?»

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«Créer des voies légales»

C’est clairement la Méditerranée qui cause le plus de morts au sein des populations migrantes à travers le monde (voir infographie*). Alors que l’Union européenne organisait hier un sommet extraordinaire pour tenter d’apporter des réponses à la situation en Méditerranée, Fabrice Leggeri soulignait lundi à France Info l’importance d’agir en amont. Pour éviter que «tous ces flux migratoires ne se retrouvent en Libye», précisait le directeur exécutif de Frontex, l’Agence européenne de contrôle des frontières.

La communauté internationale est également d’avis qu’il faut intervenir dans les pays de départ. Mais comment le faire avec la Libye, qui compte deux gouvernements, dont un qui n’est pas reconnu par cette même communauté? Chef de mission du Bureau pour la Belgique et le Luxembourg de l’Organisation internationale pour les migrations, Pascal Reyntjens pense qu’il faut engager le dialogue avec ces deux gouvernements. Mais ce sera très complexe, reconnaît-il.

Avec d’autres ONG et le Haut-Commissariat pour les réfugiés, Amnesty International souhaite que l’opération Mare Nostrum (qui, contrairement à l’actuelle opération Tr iton, permettait au moins d’intervenir directement pour aider les réfugiés en mer), revoie le jour mais au sein d’une force internationale.

«Nous demandons aussi à ce que les frontières de l’Europe s’ouvrent aux réfugiés syriens. Ce n’est pas normal que l’Irak, la Tu rquie, la Jordanie et le Liban soient les seuls à assumer l’accueil massif de ces gens», souligne Denise Graf, d’Amnesty International Suisse. «Pendant des années, les politiciens ont clamé haut et fort qu’on voulait protéger les «vrais» réfugiés et renvoyer au plus vite les «faux» réfugiés. Aujourd’hui, l’Europe ferme la porte aux réfugiés d’une guerre très sanglante en Syrie, d’un régime dictatorial et arbitraire en Erythrée et j’en passe. Il faut créer des voies légales pour rejoindre l’Europe, soit en facilitant le regroupement familial soit en accordant un visa humanitaire ou en accueillant des contingents de réfugiés bien plus importants.» KP

*Tirée du rapport «Fatal Journeys» de l’OIM:​ http://mmp.iom.int/

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200 euros pour un gilet de sauvetage

Qui sont les passeurs? «Selon les témoignages que nous avons recueillis des rescapés, ces passeurs sont en grande partie originaires du port libyen de Zouara. Ce sont des Libyens, qui fonctionnent avec des relais sur le terrain qui proviennent des différentes communautés que représentent les migrants », indique Pascal Reyntjens, chef de mission du Bureau pour la Belgique et le Luxembourg de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) à Bruxelles.

Il n’est pas exclu non plus que des milices se soient lancées dans ce commerce, ou du moins en tirent un «impôt» lorsque des trafiquants transitent par leur territoire. «C’est une source non négligeable de revenus pour ces milices. Le moyen pour elles d’acheter ensuite des armes», note Denise Graf, d’Amnesty International Suisse.

Les passeurs utilisent deux types d’embarcation: les canots, ou les chalutiers, rachetés aux pêcheurs. «C’est une opération win-win entre les passeurs et les pêcheurs: un bateau peut s’acheter entre 150'000 et 200'000 euros. On y embarque entre 400 et 700 personnes, pour une moyenne de 1000 euros par personne. Vous voyez ce qui revient aux trafiquants. C’est juteux!», commente Pascal Reyntjens.

Tout aussi implacable est la manière dont les «passagers» sont casés à bord d’un bateau: «S’ils paient le minimum, ils peuvent se retrouver à fond de cale et parfois même enfermés. » Comme cela a été le cas avec le chalutier de trois étages qui a chaviré le weekend dernier, faisant 800 morts. «Ceux qui ont les moyens de payer davantage sont placés sur le pont et pour 200 euros supplémentaires, ils peuvent obtenir un gilet de sauvetage », explique Pascal Reyntjens. «Plus on a les moyens de payer, plus on a de chance de survivre en cas de naufrage…»

En général, les passeurs ne prennent pas le risque de faire la traversée. «Ils peuvent demander à un marin tunisien ou égyptien de tenir la barre, contre 1500 à 2000 euros en échange», décrit Pascal Reyntjens. «Ou alors ils forment brièvement un migrant, en lui offrant le voyage. Le bateau se retrouve alors avec un capitaine inexpérimenté, avec un GPS pour se guider et un téléphone satellite pour alerter les secours…» KP

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