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Histoire vivante

Berlin. vol au-dessus d’un nid d’espions

Histoire vivante/Guerre Froide • Officiers du renseignement, agents secrets, «grandes oreilles», tunnels sous le mur… Pendant 40 ans, Berlin a été le rendez-vous privilégié de l’espionnage. L’ancien major français Roland Pietrini raconte.

Deux officiers de la Mission militaire française de liaison (MMFL) observant des troupes soviétiques en Allemagne de l’Est.

Pascal Fleury

Pascal Fleury

18 novembre 2014 à 23:29

  • «Berlin reste un lieu privilégié pour la rencontre entre plusieurs mondes», constate Roland Pietrini.
  • L'attentat qui a causé la mort de l'adjudant-chef Philippe-Mariotti, en mars 1984. La Mercedes a été broyée par le camion-remorque militaire est-allemand.

Véritable plaque tournante du renseignement durant la guerre froide, Berlin abritait toutes sortes d’agents, allant des officiers de liaison alliés, accrédités auprès du haut commandement soviétique, aux espions les plus discrets de la DGSE française, de la CIA américaine, du MI6 britannique ou du KGB soviétique. L’ancien major français Roland Pietrini*, qui a assumé diverses missions à Berlin pendant des années, revient sur cette époque où Berlin était un nid d’espions. Un temps qui semble révolu, 25 ans après la chute du mur, mais reste en fait bien vivant, si l’on en croit les écoutes téléphoniques subies l’an dernier par la chancelière Angela Merkel, espionnée par la NSA, l’Agence nationale de la sécurité américaine.

- De 1979 à 1983, vous étiez engagé à la Mission militaire française de liaison (MMFL), qui effectuait en réalité surtout des missions d’observation des forces soviétiques en Allemagne de l’Est. Aviez-vous des contacts avec les autres services de renseignement?

Roland Pietrini: Nous n’avions pas de contacts directs avec les services secrets français de la DGSE - la Direction générale de la sécurité extérieure -, à l’exception de nos services d’écoute. Nos «grandes oreilles» écoutaient tout ce qu’elles pouvaient entendre sur l’ensemble du territoire, à Berlin comme derrière le rideau de fer. On ne savait pas qui était espion, vu que par définition un espion ne doit pas se faire connaître.

On ignorait aussi l’existence des réseaux clandestins dormants «Stay behind». On savait en revanche que les services de renseignement travaillaient dans le centre de Marienfeld, où arrivaient les personnes qui passaient de l’Est à l’Ouest. Compte tenu de son statut international, Berlin permettait de passer assez facilement des messages à travers la frontière. Les services étaient cloisonnés, mais dans les années 1950-60, des membres de la MMFL auraient fait passer à l’Est des «camemberts», ces boîtes hermétiques dans lesquelles on mettait des documents, des microfilms ou de l’argent. Des agents les récupéraient dans des «boîtes aux lettres dormantes».

- Votre centre d’opération se trouvait à Berlin-Ouest, dans le quartier Napoléon. Comment passiez-vous à l’Est?

De manière parfaitement légale, grâce à nos «propousk», nos accréditations auprès du commandement soviétique. On passait par le pont de Glienicke, qui reliait Berlin-Ouest à Potsdam, où se trouvait le siège officiel de la mission. On l’appelait le «pont des espions», non pas en raison de nos activités de surveillance, mais parce que des échanges d’espions avaient lieu sur ce pont. Comme en 1962, l’échange de l’Américain Gary Powers, pilote d’un avion espion U2 abattu au-dessus du territoire soviétique, contre l’espion communiste William Fischer.

Pour franchir le pont, on devait passer une série de chicanes en béton et deux grilles électriques, tandis qu’une sentinelle soviétique en tenue impeccable contrôlait nos papiers. La voiture était aussi inspectée, mais seulement à l’extérieur, car nous avions droit à une sorte d’«immunité diplomatique», même si elle a été violée plusieurs fois…

- Et les espions, comment franchissaient-ils le mur de Berlin?

La plupart du temps, ils prenaient l’avion sous une identité d’emprunt. Mais ayant été chef de patrouille sur la section française du mur, de 1971 à 1974, alors que je travaillais pour le 2e Bureau - le service de renseignement militaire français - je sais qu’il y avait des points de passage secrets utilisés par des agents de l’Ouest et des transfuges.

Je me souviens en particulier d’un cimetière dans la zone 6 où l’on savait qu’il y avait un tunnel. Un certain nombre de ces passages sont aujourd’hui connus. En 1954, la CIA et le MI6 ont même creusé un tunnel de plus de 400 m finissant sous les quartiers généraux de l’armée soviétique. En onze mois, 440 000 conversations téléphoniques ont été enregistrées.

- Vous étiez surveillé par la Stasi. Avez-vous tenté d’aider des Allemands de l’Est?

On était prudent lors des contacts avec la population, notamment à Potsdam où l’on se savait très surveillé. Une fois, une mère de famille m’a présenté sa très jolie fille et m’a demandé de l’aider à passer à l’Ouest. Il est évident qu’on ne pouvait répondre à ce genre de requêtes. Il s’agissait à 95% de provocations. Mais je connais le cas d’un sous-officier français qui, à l’occasion d’une mission de représentation dans le secteur soviétique de Berlin-Est, en 1972, a ramené dans son d’Opel une jeune femme. Il avait «craqué» et voulait la sauver. L’affaire s’est vite sue. Elle a gagné l’Ouest, lui, 45 jours d’arrêt de rigueur en France!

- Existait-il un centre de commandement qui rassemblait les informations venant de toutes les sources d’espionnage?

Si l’on regarde l’histoire du renseignement depuis la Guerre de 14-18, on observe un manque d’organisation et de coordination chronique, lié à une certaine méfiance entre les services. En France, toutefois, depuis la première guerre du Golfe, on a pris conscience de la nécessité d’améliorer la communication, de sorte que tous les services coordonnent leurs missions. La Direction du renseignement militaire (DRM) a été créée pour cela.

Désormais, les services de renseignement se parlent. Et c’est une bonne chose, car la demande de renseignements est toujours énorme, notamment en raison du problème posé par le terrorisme islamiste et par la multiplication des crises.

- Aujourd’hui, 25 ans après la chute du mur, Berlin est-il toujours un nid d’espions?

Berlin est toujours un endroit privilégié pour la rencontre entre plusieurs mondes. La capitale allemande n’est peut-être plus le nid d’espions d’autrefois, mais elle reste une plate-forme de contacts importante. Paris et Londres, qui sont davantage connectés au monde arabe, attirent aujourd’hui peut-être plus les services de renseignement. Mais avec le développement de la crise ukrainienne, Berlin est en train de reprendre sa place…

* Roland Pietrini a publié «Vostok - Missions de renseignement au cœur de la guerre froide», Ed. Mission spéciale productions/Témoins des temps, 2008. Blog: www.athena-vostok.com

> Documentaire «Au cœur de la guerre froide - Les hommes de l’ombre», dimanche sur RTS2.

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Repères

Haute surveillance

> Les Missions militaires de liaison française, britannique, américaine et soviétique ont été créées en 1947 à des fins de «liaison» dans les territoires occupés d’ex-RDA. Non armées, elles s’occupaient au départ de la recherche des prisonniers, mais avec la guerre froide, elles sont devenues des missions de renseignement.

> Les officiers alliés surveillaient et recensaient en toute discrétion les forces soviétiques. En Allemagne de l’Est, ces forces comptaient 338'000 hommes, 4200 chars, 8200 véhicules de combat d’infanterie et 680 avions.

> La tâche des «missionnaires» était délicate, la Stasi cherchant sans cesse à les débusquer. Plus de 70% des renseignements ont été fournis grâce à leur assiduité. PFY

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Le jeu du chat et de la souris

Surveiller les troupes soviétiques massivement regroupées derrière le rideau de fer pendant la guerre froide n’était pas une sinécure. Les officiers des Missions militaires alliées, qui menaient discrètement leurs observations sur le terrain, notant tous déplacements tactiques de l’ennemi et recensant tout armement, matériels et infrastructures en présence, devaient constamment jouer «au chat et à la souris» avec les sbires de la Stasi, la police de sécurité est-allemande.

Ces missions de renseignement comportaient de gros risques. Dans «Un espion français à l’Est» (Ed. du Rocher, 2014), l’ancien membre de la Mission militaire française de liaison (MMFL) Jean-Jacques Cécile raconte les dangers que devaient affronter les équipes de surveillance. Comme cette course folle en Mercedes à 120 km/h à travers Dresde, où le pilote Pierre Bach et ses collègues étaient poursuivis par quatre véhicules de police et trois motards. Ou cet accrochage avec un camion militaire soviétique qui, après avoir dépassé leur Range Rover, s’est soudain rabattu, les percutant pour tenter de les éjecter dans le talus.

Les incidents ont parfois été dramatiques. Le 22 mars 1984, il y a trente ans, l’adjudant-chef Philippe Mariotti a trouvé la mort dans une embuscade ourdie par la Stasi. Alors qu’il roulait avec son équipe à proximité d’une caserne soviétique, près de la ville industrielle de Halle, «un camion-remorque a foncé sur la Mercedes 380, et ses 18 tonnes ont broyé le côté gauche de la voiture», se souvient le major Roland Pietrini. Les deux autres occupants du véhicule ont été grièvement blessés.

Après la chute du mur, l’ouverture des archives de la Stasi a permis de confirmer la nature criminelle de l’accident. «Il s’agissait d’un attentat minutieusement programmé. Le responsable de l’opération, Paul Schmidt, a même été récompensé: il a reçu une prime et une permission supplémentaire. Il n’a jamais été condamné.»

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