Asile » Malgré la politique restrictive de la Suisse, plusieurs milliers de Juifs ont réussi à trouver refuge dans notre pays durant la Seconde Guerre mondiale. Pour rejoindre et passer clandestinement la frontière helvétique, ils devaient toutefois payer parfois des tarifs exorbitants aux passeurs, correspondant à plusieurs années de salaire d’un ouvrier. L’historienne Ruth Fivaz-Silbermann, auteure d’une thèse de doctorat sur La fuite en Suisse (pas encore publiée), a étudié dans le détail, à partir de nombreux exemples de fugitifs, les filières de passage qui opéraient à la frontière franco-suisse. Ses explications.
Ce qui peut sembler surprenant, c’est que les Juifs quittent leur domicile à la dernière minute, alors que les exactions antisémites durent depuis des années?
R. Fivaz-Silbermann: Lorsque la Hollande, la Belgique et la France sont envahies par les Allemands en mai 1940, les Juifs se font confisquer leurs biens et interdire certaines professions. Ils sont recensés et contrôlés, mais ces mesures ne mettent pas encore directement en péril leur vie. Assignés à résidence, ils ne peuvent en revanche plus se déplacer librement. Le basculement se produit au printemps 1942, avec la mise en œuvre de la Solution finale. Désormais, on attente à leur vie. C’est le sauve-qui-peut.
C’est alors que les Juifs se mettent à affluer vers la Suisse?
Le premier afflux massif a lieu en juillet 1942: de nombreux Juifs passent la frontière jurassienne à partir de la France occupée. D’autres descendent en zone libre où ils pensent pouvoir être en sécurité. Mais un mois plus tard, le gouvernement de Vichy décide une rafle d’envergure des Juifs étrangers. René Bousquet, le secrétaire d’Etat à la Police de Vichy, cédant aux nazis, propose spontanément de leur livrer 10 000 Juifs étrangers et «apatrides», en fait des Juifs déchus de leur nationalité par les Allemands.
Cela va entraîner un second afflux de fugitifs à la frontière…
Oui, et l’afflux vient cette fois aussi de la zone libre, où se trouvent déjà de nombreux Juifs. Les rafles sont alors terribles à la frontière genevoise et en Haute-Savoie. Les gendarmes arrêtent des familles entières, vieillards, enfants, malades, blessés… Alors qu’ils tentent de passer la frontière, 700 Juifs sont arrêtés entre août et octobre 1942. Plus de 6000 Juifs arrivent tout de même à passer en Suisse.
Ces Juifs en fuite sont-ils déjà accompagnés de passeurs?
Personne ne fuit seul. Dans ma recherche – qui concerne 15 000 personnes –, je n’ai trouvé que quelques cas incroyables de gens ayant réussi à se débrouiller seuls, avec des cartes Michelin. En fait, en 1942, une extraordinaire industrie du passage se met en place. A la fin de l’année 1942, la période du plus gros afflux, ce ne sont que des filières payantes et chères.
Combien d’argent faut-il pour passer en Suisse?
Je peux citer l’exemple d’une filière organisée par deux femmes juives d’Anvers (B). En juillet 1942, elles constituent un groupe de 28 fugitifs hollandais et belges. Les deux femmes annoncent d’emblée le tarif: 180 000 francs belges pour une famille de quatre personnes. Ou encore 50 000 francs par personne pour les quatre membres de la famille de Barend Beesemer, un commerçant en tissus d’Amsterdam. Le malheureux affirme ne pas posséder autant d’argent. Il réunit quand même 120 000 francs et arrondit la somme au moyen de bijoux. C’est énorme, quand on sait que le salaire mensuel d’un ouvrier belge se situait autour de 1000 francs belges. A Maîche, dans le Doubs, les organisatrices leur réclament encore une rallonge pour payer un passeur exigeant. Le Hollandais Beesemer doit signer une reconnaissance de dette de 13 000 francs.
Pour chaque fugitif, cela fait
plusieurs années de salaire!
Il est clair qu’en 1942, il faut malheureusement être aisé pour pouvoir fuir. C’est possible pour les commerçants ou diamantaires qui ont réussi à cacher leurs économies aux Allemands. Ils acceptent ce «racket» parce qu’ils ne peuvent faire autrement. Mais il faut noter que les deux passeuses d’Anvers ont aussi aidé des gens désargentés à passer la frontière. Il existait une certaine forme de solidarité.
Les filières sont-elles toutes aussi gourmandes?
Non. Le boulanger anversois Motke Weinberger, par exemple, ne demande que 5000 francs. Sa filière a permis le passage de près de 300 personnes vers la Suisse. Peu à peu, une aide aux Juifs plus généreuse se met aussi en place, avec des filières œcuméniques, civiles et résistantes juives (lire ci-contre). Reste que des fortunes se sont bel et bien construites autour de la frontière, en particulier en Haute-Savoie parmi les chauffeurs de taxi, hôteliers, restaurateurs ou agriculteurs. A noter que les Suisses n’officiaient pas comme passeurs mais se montraient souvent généreux dans l’accueil et l’hébergement.
Comment se font les voyages?
Ils sont compliqués et très aléatoires s’il faut chercher des passeurs locaux à chaque étape, avec le risque d’être repéré. Certaines filières sont en revanche très bien organisées, avec accompagnateurs, points de chute à chaque étape et forfait «tout compris», comme le ferait une agence de voyages. En pareils cas, le périple se déroule le plus souvent sans problème jusqu’en Suisse. Dans certains cas, l’âge des jeunes est maquillé, la frontière suisse étant ouverte aux moins de 6 ans. Ou alors des familles sont recomposées, les parents d’enfants en bas âge ayant le droit d’entrer en Suisse.
Les passeurs prennent-ils
eux-mêmes des risques?
Du temps de la souveraineté de Vichy, jusqu’en novembre 1942, ils risquent la prison, voire l’internement administratif sans limites de temps. Plus tard, ils risquent leur vie. Nombre d’entre eux ont été tués.
Combien de personnes ces filières ont-elles pu sauver
à la frontière franco-suisse?
Selon mes comptages basés sur les archives officielles, au moins 12 675 Juifs ont été accueillis pendant la guerre, un chiffre inférieur à la réalité sachant que certains enfants n’ont pas été inscrits. J’ai dénombré également 2030 Juifs refoulés, auxquels s’ajoutent des cas non inscrits. Selon mes estimations, le refoulement a pu concerner environ 2900 personnes à la frontière franco-suisse. La Suisse a aussi refusé entre 14 500 et 16 000 visas pendant toute la période du conflit.
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Des filières à vocation humanitaire
Les filières de passeurs ne se voulaient pas toutes lucratives. Des réseaux à vocation humanitaire ont aussi été très actifs.
Filières résistantes juives Ce sont les réseaux les plus importants. A commencer par l’Œuvre de secours aux enfants (OSE), une organisation médico-sociale qui recueille des enfants orphelins ou placés par leurs parents juifs dans une vingtaine de homes en France. Lorsque la zone libre tombe, la plupart de ces enfants sont cachés, mais certains sont envoyés en petits convois vers la Suisse, sous le prétexte de colonies de vacances ou de santé, avec de faux papiers. Autre groupe très actif, le Mouvement de la jeunesse sioniste, dont fait partie la célèbre résistante Marianne Cohn. Ou encore les Eclaireurs israélites de France. Ces filières résistantes ont permis de sauver 1200 enfants.
Filières œcuméniques Les principales étaient l’Amitié chrétienne de Lyon et la Cimade, un mouvement de jeunesse protestant travaillant en lien étroit avec le Conseil œcuménique des Eglises et le Comité œcuménique d’aide aux réfugiés, à Genève. Ces mouvements s’envoyaient les noms de gens à inscrire sur une «liste des non-refoulables», une initiative obtenue auprès des autorités suisses par les Eglises protestantes de Suisse et la Fédération des Eglises protestantes de France. La liste comptait 1500 fugitifs à la fin de la guerre.
Filières civiles Il s’agit surtout de la filière de la Croix-Rouge suisse – Secours aux enfants, qui gérait des homes pour enfants juifs en France, notamment au château de la Hille (Ariège) et qui a fait libérer des enfants du camp de Rivesaltes (Pyrénées-Orientales). Lorsque le régime de Vichy s’est mis à rafler les jeunes dès 16 ans, l’institution a organisé des passages clandestins vers la Suisse. «On signalera le courage extraordinaire des passeuses Anne-Marie Im Hof-Piguet et Victoria Cordier, qui avaient bien compris le devoir moral de pareil engagement», souligne Ruth Fivaz-Silbermann. PFY
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